"Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres",
Charles Baudelaire, "Chant d'automne", Spleen et Idéal, LVI, Les Fleurs du mal.
La principale faiblesse du Black réside à mon sens dans le contraste existant entre des ambitions élevées - mettre en musique l'indicible, exprimer des sentiments exacerbés (haine, frustration) - et le résultat final - souvent désastreux techniquement et réalisé avec peu de moyens.
Seul un génie pourrait parvenir à dépasser les limites du genre. Et il aurait de surcroît du mal à ne pas y laisser de plumes... C'est ici que surgit le peu recommandable Varg Vikernes... Je ne traiterai pas des ignominies perpétrées par celui-ci... Là-dessus tout a déjà été dit et écrit, le plus souvent avec la volonté de donner dans le sensationnalisme le plus vif.
Sur son site internet, on peut trouver des photos de Varg enfant et j'éprouve un sentiment curieux lorsque je les mets en relation avec l'oeuvre de Burzum. Que l'esprit dérangé qui a enregistré certains des morceaux les plus glauques de l'histoire, non seulement du Black Metal, mais aussi du rock en général, ait pu être ce gamin d'apparence pure et fragile est stupéfiant... Car je pense que l'oeuvre de Burzum (nom de son "projet") dépasse amplement le cadre du BM. Tout comme le Black Sabbath originel est bien plus qu'un groupe de heavy metal... Tout comme le talent de Led Zeppelin va bien au-delà du hard rock lambda... Comment ce jeune Norvégien (né à Bergen, en 1973), solitaire et sensible, grand lecteur, cultivé et intelligent a-t-il pu devenir un adulte aussi torturé et créer une oeuvre aussi hantée et glaçante? La musique de Burzum n'a rien en commun avec celle de Marduk ou Immortal. Pas de rythmiques supersoniques et d'agression sonore gratuite. On sent plutôt la volonté de créer un climat d'angoisse véritable, d'enregistrer la terreur et la désespérance dans ce qu'elles ont d'ultime. Si je devais chercher des équivalences dans d'autres domaines artistiques, je citerais Lovecraft dans le domaine de la littérature... Mais l'oeuvre à laquelle je pense immédiatement lorsque j'écoute les hurlements déchirants de Varg est le célèbre tableau de son compatriote Edvard Munch, Le Cri. La musique de Vikernes est l'exact pendant sonore de cette terrible création visuelle. De la cavité buccale de l'étrange personnage créé par Munch ne pourrait s'exhaler nulle autre voix que celle du maudit Count Grishnackh!
Un lancinant cri de terreur distillant une angoisse tétanisante, voilà ce qu'évoque cette Oeuvre. Effroi, peur du monde extérieur, angoisse du néant. Il est difficile d'oublier ces beuglements... Tout cela concourt à la création d'une atmosphère glauque et ténébreuse, d'une ambiance délétère dont l'auditeur ne se remet que difficilement.
Une fois, le CD arrêté, l'auditeur a envie d'air pur et de soleil et s'empresse d'aller ouvrir toutes grandes ses fenêtres, pour respirer un bon coup... ou se jeter dans le vide...
" Tout l'hiver va rentrer dans mon être: colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé",
Charles Baudelaire, "Chant d'automne".
Le sinistre Det Som Engang Var ( la chanson éponyme qui figure sur Hvis Lyset Tar Oss est un roman noir à elle seule) mérite d'être écouté, même par les contempteurs du Black. Cette pochette terrifiante dissimule l'un des grands albums des années 90. Contrairement à des groupes comme Marduk ou Immortal, la musique est réellement variée. On n'a pas l'impression d'entendre en permanence la même déflagration. Le Count sait créer une véritable ambiance, ce qui n'est pas fréquent dans le genre, même s'il paraît que la suggestion de climats morbides est l'une des caractéristiques du Black Metal. En 92, Varg n'avait que19 ans! Cette musique n'a pourtant rien de juvénile. Le vocaliste pourrait faire sien ce fameux vers de Baudelaire: "J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans", Spleen, LXXVI.
Key To The Gate, heavy metal écorché et Snu Mikrokosmos Tegn sont les compos les plus violentes. Snu Mikrokosmos Tegn est la plus véloce, la plus agressive. Varg pousse des hurlements d'énergumène. Le riff de guitare est paradoxalement entraînant et sonne un peu comme une version accélérée du célèbre morceau Black Sabbath. La fin est très prenante, atmosphère fétide, sépulcrale et choeurs funèbres. Il est intéressant de remarquer que ces deux chansons sont respectivement placées en deuxième et septième position d'un CD comprenant 8 titres. Les morceaux d'ouverture et de conclusion sont des instrumentaux, le premier contribuant à installer une atmosphère triste et résignée et Svarte Troner en rajoutant dans le malsain avec ses bruitages inquiétants. Seuls les instrumentaux parsemant les albums de Black Sabbath me touchent autant, dans le cadre du metal, évidemment. La construction de l'oeuvre est ainsi caractérisée par une évidente symétrie: instrumental initial, violence, (...), violence, instrumental de clôture. Un autre thème instrumental, Han Som Reiste, simple et prenant, est judicieusement placé au milieu de l'oeuvre et installe un climat de beauté pure et sereine, à mille lieues du reste...
La comparaison avec le Sab ne s'arrête pas là. Les autres plages du disque, en particulier Naar Himmelen Klarner (un autre instrumental!), et le culte Lost Wisdom renouent avec la magie et le côté artisanal du Sab vintage. Naar... repose sur un riff sabbathien distordu et inquiétant. Il est plus fidèle à l'esprit du Sabbath Noir qu'un album entier de Cathedral! Sur Lost Wisdom, à l'intro très sabbathienne encore, Varg hurle sa détresse et lutte contre des riffs prenants qu'on croirait joués par Tony Iommi. Ma compo préférée se trouve être la troisième: En Ring Til Aa Herske. Choeurs maladifs, riffs sommaires, hurlements de damnés, solos façon Iommi, désespoir indescriptible... La progression de ce titre évoque un séjour dans les geôles de l'Inquisition espagnole ou les étapes d'un épuisant chemin de croix. Les guitares, poisseuses et inextricables, forment un véritable et inexorable enchevêtrement. L'auditeur est comme prisonnier de la maléfique construction figurant sur la pochette. Hélas pour lui, une fois entré dans cet antre, on ne peut plus en sortir, en tout cas pas intact.
Je vous aurai prévenu. Il est difficile de se remettre de l'écoute d'une telle oeuvre. Le Black Metal a effectivement donné naissance à quelques chefs-d'oeuvre. Et rien que pour cette poignée de noirs diamants, il mérite considération et respect.
"Comme d'autres par la tendresse,
Sur ta vie et sur ta jeunesse,
Moi, je veux régner par l'effroi."
Baudelaire, "Le Revenant", Spleen et Idéal, LXIII.
