« Nous ne sommes pas les propriétaires de nos créations », déclarent certains artistes. « Elles appartiennent à notre public. Celui-ci est libre de les interpréter comme bon lui semble», ajoutent-ils alors.
Le problème de la responsabilité de l’auteur n’est pourtant pas anodin. Ozzy Osbourne et Marilyn Manson en savent quelque chose.
Il arrive fréquemment que naissent des malentendus quant au sens d’une œuvre artistique (quelle qu’elle soit mais je m’en tiendrai au domaine purement musical).
Par exemple, j’ai entendu ce matin avec plaisir le célèbre tube I’m not in love du groupe 10 CC. L’animatrice s’est crue obligée d’y aller de son petit commentaire personnel et a parlé du « romantisme » de 10 CC. Je suppose qu’elle ne prenait pas ce terme de « romantisme » dans son acception première de « mouvements intellectuels et artistiques qui, à partir de la fin du XVIII e siècle, firent prévaloir comme principes esthétiques, en musique et dans les beaux-arts, le sentiment sur la raison, l’imagination sur l’analyse critique. » (Larousse des noms communs) Je pense plutôt qu’elle l’utilisait dans son sens actuel dérivé et galvaudé de « fleur bleue », de « sentimental » (au sens de « sentimentalisme mièvre »). Ainsi, certains confondent littérature romantique et romans à l’eau de rose. Ils diront aussi de Dave que c’est un chanteur romantique, la variété pour midinettes se faisant systématiquement qualifier de « romantique » par les mêmes personnes .
Ce terme est pour le moins inadéquat dans le cas de ce tube de10 CC. Certes, formellement parlant, I’m not in love repose sur une belle mélodie remarquablement arrangée par messieurs Godley/Creme/Gouldman/Stewart. L’effet produit, si l’on s’en tient uniquement à la forme, peut être le même que celui généré par n’importe quelle chanson d’amour lénifiante.
Mais le titre est : I’m NOT in love. Et le contenu est pour le moins explicite :
« I keep your picture upon the wall
It hides the nasty stain that’s lying there”.
On peut difficilement dire de telles paroles qu’elles soient tendres ou « romantiques ». Il s’agit en réalité d’une œuvre cynique et sarcastique qui ne s’approprie les procédés de la variété traditionnelle que pour mieux les détourner et les tourner en dérision. Gavin Wilson, l’un des commentateurs d’Amazon.com, l’a génialement qualifiée de « great song of romantic denial ».
D’ailleurs, qu’attendre d’autre d’un groupe nommé 10 CC quand on sait que les 10 centimètres cubes en question font référence, non pas à de l’eau minérale, mais à la quantité moyenne de sperme éjaculée par un mâle normalement constitué (authentique !).
L’étude de ce genre d’inadéquation entre le fond et la forme peut se révéler passionnante. Même un groupe supposé bas du front comme AC/DC est susceptible d’être analysé de la sorte. Voici, en guise de démonstration, ce qu’écrivait Arnaud Viviant dans le numéro 235 des Inrockuptibles au moment de la sortie de Stiff Upper Lip :
« Le cinquième morceau (…) est inquiétant. Il est presque uniquement constitué d’une seule phrase répétée ad libitum « I feel safe in New York City (« Je me sens en sécurité à New York. ») (…) Si ce n’était pas hurlé sur un ton paranoïaque par tout le groupe, ça pourrait même passer pour un appui politique à Rudolph Giuliani, l’actuel maire de New York en train de transformer Manhattan en un véritable Monte Carlo américain (…)
De prime abord, avec ses faux airs de slogan paramilitaire, Safe in New York City pourrait donc passer pour un hymne réactionnaire raciste, idéal pour les fins de banquet d’une milice privée. Mais la chanson est trop bizarre. Une sensation malsaine s’en dégage, qui fait narrer aux guitares le contraire de ce qui est chanté et laisse dubitatif quant à leurs motivations profondes. Finalement, la chute est éclairante : « I feel safe like in a cage in New York City »
(“Je me sens en sécurité comme dans une cage à New York. ») »
Voilà donc un autre bel exemple de dichotomie fond/forme.
L’un des plus beaux exemples de distorsion entre le fond et la forme se trouve être le Billion Dollar Babies d’Alice Cooper. Une écoute inattentive pourrait presque amener l’auditeur lambda à le confondre avec un inoffensif disque de pop/rock. Et pourtant…
1973 : le Alice Cooper Band est sur le point de devenir le groupe le plus populaire du monde civilisé. Billion Dollar Babies va marquer l’apogée de cette formation. Alice Cooper, Dennis Dunaway, Neal Smith, Michael Bruce et Glen Buxton sont sur le point de réaliser un hold-up planétaire avec cet album délirant qui finira en tête des hit-parade anglais et américains. La rencontre avec le jeune producteur-arrangeur Bob Ezrin avait permis à cet orchestre de bras cassés de connaître enfin le succès (Auparavant, le groupe s’était spécialisé dans le grand n’importe quoi. Ventes de disques minables et extraordinaire capacité à faire fuir le public, la mode consistant alors, pour les branchés de Los Angeles, à quitter la salle où se produisait Alice Cooper le plus rapidement possible.) Mais depuis Love It To Death, les choses avaient radicalement changé. Killer avait enfoncé le clou. Et School’s Out avait installé le groupe au sommet. Le single s’était avéré être la plus grosse vente de la Warner…
B.D.B. était ainsi un succès assuré, un triomphe programmé. Le groupe se trouvait pourtant au bord du split. Des tensions étaient apparues entre un chanteur qui voulait donner davantage d’importance aux effets théâtraux et des musiciens qui souhaitaient un retour à plus de simplicité. Moins de Broadway et plus de rock’n’roll ! La modération n’était pourtant pas leur fort. Glen Buxton était littéralement dévasté, son pancréas irrémédiablement détruit par les excès…
B.D.B. devait donc être le dernier gros coup du groupe. Le but était de se mettre définitivement à l’abri du besoin. La tournée B.D.B. était censée être l’événement de l’année.
Qu’importe si tout le monde n’était pas en état de jouer correctement. Les guitaristes Mick Mashbir, Dick Wagner et Steve Hunter, en vrais et bons professionnels, étaient chargés de suppléer aux manques des musiciens officiels et de dissimuler les « pains » et autres imperfections (Kiss retiendrait bien la leçon.). Sans parler de la production du génial Ezrin.
Le chanteur Donovan était aussi de la partie, présent sur l’excellent morceau-titre, caractérisé par son célèbre rythme et de méchants duels de guitare, et le non moins délirant contraste Cooper/Donovan.
L’un des titres les plus « hard » de l’album avec le génial Elected, sorti en single en 1972, extraordinaire critique de la vie politique américaine (et l’un des premiers vrais clips de l’histoire du rock au passage).
L’album s’ouvrait sur le gentil Hello Hooray, composition d’un certain Rolf Kempf, un apéritif qui servirait aussi d’ouverture aux concerts de 1973. La face A était complétée par deux rocks très arrangés, fort éloignés de la violence originelle du groupe : Raped And Freezin’, à la conclusion assez délirante et Unfinished Sweet ou Alice chez le dentiste, futur morceau de bravoure de la tournée B.D.B. (avec le numéro du chirurgien-dentiste sadique et de la dent géante qu’Alice affronterait à l’aide d’une gigantesque brosse-à-dents.). Ce morceau franchement dément est surtout connu pour son passage instrumental qui reprend le célèbre thème de James Bond (Alice Cooper est un compositeur frustré de génériques de 007.).
La face B était, quant à elle, un véritable bijou, bien en phase avec cette pochette classieuse (un porte-feuille en peau de serpent). No More Mr Nice Guy est, tout comme Elected, B.D.B. et I Love The Dead, un incontournable du Coop en concert, et accessoirement un tube. Formellement parlant, il s’agit d’un rock poppy, plutôt soft. Les paroles ont un contenu autobiographique certain. Il s’agit aussi d’un hommage aux Who, le riff étant le même que celui de Substitute.
Generation Landslide est l’une des compositions les plus sarcastiques et délirantes du Coop, et le contraste entre cette production léchée et commerciale et les paroles d’Alice est un autre grand moment. Sick Things est un autre titre délicieusement pervers et la façon dont on passe du solo de guitare final au piano gentillet de Mary Ann est indescriptible. Ezrin était alors un véritable génie de la production.
Enfin, I Love The Dead, le célèbre hymne nécrophile, apporte une conclusion mémorable à ce qui demeure l’un des plus grands albums des seventies et de l’histoire du rock, tout simplement.
« I love the dead before they’re cold
Their bluing flesh for me to hold
Cadaver eyes upon me see nothing (...)
While friends and lovers mourn your silly graves
I have other uses for you Darling”.
Franchement, pour 1973, c’était sacrément fort de café et cela ridiculise définitivement tous les bouffons peinturlurés qui se sont mis en tête de choquer le public ces dernières années…Qu’un texte aussi fort et tordu puisse se dissimuler derrière cette superproduction raffinée est absolument inouï. Car c’est là que réside la grande force de B.D.B., dans ce contraste saisissant entre une superproduction mégalomaniaquement raffinée et des textes profondément provocateurs et subversifs.
14 ans plus tard, le procès d’Alice Cooper aurait enfin lieu, sur la deuxième plage du tonique Raise Your Fist And Yell intitulée Lock Me Up :
« Alice Cooper
You have been accused of mass mental cruelty
How do you plead?
Guilty! ”