« Tu sais que tu devrais aller te faire couper les cheveux! » Cette phrase prononcée par sa mère avait mis le feu aux poudres. Michael se leva et quitta la pièce en claquant la porte. Une fois de plus, ses nerfs fragiles avaient lâché ! Décidément, ce n’était vraiment pas son jour : entre les brimades des autres collégiens, les humiliations des profs et la défiance des voisins… Même Cindy Majors, en plus d’être toujours désespérément réfractaire à ses malhabiles tentatives de séduction, le regardait désormais de travers… Il est vrai que Cindy avait quelques circonstances atténuantes : Michael était un grand échalas boutonneux. Ses longs cheveux noirs ne contribuaient guère à mettre en valeur un visage trop allongé. Récemment, un duvet noirâtre avait poussé au-dessus de sa lèvre supérieure. Tout cela faisait ressortir davantage l’ingratitude de ses traits.
Sur le plan vestimentaire, ce n’était guère mieux. Un jean trop serré accentuait la maigreur de ses jambes. En revanche, il flottait littéralement dans son t-shirt noir, trop long, trop grand, à l’effigie de la mascotte d’un célèbre groupe de heavy metal britannique des années 80.
Le mieux était de sortir et d’aller se calmer dans la nature environnante… Dans ces moments-là, il prenait son sac à dos, son radio-cassettes, de la musique et quelques bouteilles de mauvais vin. Ensuite, il entamait l’ascension de l’une des curieuses collines caractéristiques de cette région isolée. Là, installé sur les étranges pierres que l’on trouvait sur leurs sommets, il écoutait de la musique en s’enivrant. A la belle saison, il passait des nuits entières à s’abrutir de décibels et de vinasse.
Cette fois, il prit l’une des cassettes que lui avait prêtées Tommy, un type bizarre, installé depuis peu dans les parages. Ca faisait d’ailleurs quelques jours qu’il ne l’avait pas vu. Où pouvait-il bien être ? On racontait de drôles de choses sur son compte, on le disait même un peu sorcier.
Le nom du groupe avait été effacé, seul le titre de l’œuvre était visible : ALTARS OF MADNESS. Ca tombait bien, l’un des rochers gisant au sommet de la colline évoquait un autel primitif. Et puis ce titre rappelait celui d’une célèbre nouvelle de Lovecraft, At The Mountains Of Madness.
(…) Parvenu à destination, installé sur l’une des pierres, il ouvrit la 1ère bouteille et enclencha la touche play.
Ce qui sortit des petits haut-parleurs évoquait un magma compact. Cette musique était à la fois lourde et rapide. Si Black Sabbath avait joué aussi vite que Motorhead, tout en accomplissant des prouesses techniques, on aurait pu avoir un équivalent d’Altars Of Madness. La section ryhmique était impressionnante dans le genre, surtout le batteur…
Autre surprise, ce mur du son n’étouffait aucunement les solos de guitare, bien au contraire. Le soliste n’était certainement pas un tâcheron inepte. Bien au contraire. Sa virtuosité avait d’ailleurs quelque chose de démoniaque. Sur Evil Spells, il était absolument fascinant.
Le chant était, lui, bien particulier. On était à mille lieues du heavy metal classique et des vocalises de I.Gillan, R.Halford ou B.Dickinson. La voix était grave, gutturale. Le résultat était incantatoire et obsédant.
Autre mystère : comment une telle musique pouvait-elle être aussi bien mise en son et structurée ? La production était impeccable. Cela n’avait rien à voir avec l’infâme bouillie d’autres groupes… Immortal Rites, le 1er morceau, évoquait par sa lourdeur le déplacement lent, menaçant mais inexorable d’une entité lovecraftienne…
Parfois, d’excellents riffs contribuaient à aérer relativement l’ensemble (Maze Of Torment, Blasphemy).
A un moment, le nom du groupe lui revint en mémoire. « MORBID ANGEL… », avait déclaré Tommy d’une voix sépulcrale…
Après une première écoute, Michael se repassa la cassette. Il refit cela pendant des heures, fasciné qu’il était par cette œuvre indéniablement morbide et majestueuse. Le contenu des bouteilles s’amenuisait…Le temps passait…
Il était de plus en plus captivé par les paroles. Elles ressemblaient à des distiques tirés de l’infâme Necronomicon. Le chanteur (David Vincent, lui avait dit Tommy) tentait-il d’entrer en contact avec les Grands Anciens ? Les avait-il vus ? Le grand Cthulhu, endormi dans sa cité de R’lyeh allait-il interrompre ses rêves millénaires?
Au paroxysme de l’excitation, Michael se mit à son tour à entonner les paroles. Sa voix était certes moins puissante que celle du chanteur du groupe. Mais il avait lui aussi l’air de ne plus être lui-même. Il hurlait comme un possédé. Il était en nage. Toute la frustration des dernières semaines ressortait et jaillissait… Les collégiens… Cindy Majors…les voisins…sa mère… Tout cela atteignit des sommets lorsqu’il hurla les mots suivants :
“Ninnghizhidda _ open my eyes
Ninnghizhidda _ hear my cries (...)
Ia iak sakkakh iak sakkakth
Ia shaxul!!!”
Quelques instants plus tard, abruti par l’alcool, gagné par la fatigue, il sombra dans un profond sommeil, d’une lourdeur intense. La musique ne tarda pas à s’arrêter. Tout s’arrêta. Plus bas, beaucoup plus bas, la petite ville était assoupie. La pleine lune éclairait les alentours. Le panneau récemment placé à l’entrée de la commune semblait rayonner : Welcome To Dunwich. Cette nuit-là, le ciel était d’une extraordinaire pureté.
« Pour la dernière fois, (…), dans la paix des hauteurs, une à une, les étoiles s’éteignaient. »
Arthur C. Clarke, Les Neuf Milliards De Noms De Dieu.
