Lester Bangs, The Village Voice, 28 janvier 1981

Je reçois de bon nombre d’entre vous des lettres pleurnichardes se plaignant de l’état de l’art actuel. « Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? » demandez-vous. « Nous pensions que la New Wave était censée être cet Eveil de Nouvelles Expressions du Moi et de la Liberté, ce qui aurait conduit à de nouvelles révélations musicales, voire à de nouveaux aperçus sur la condition humaine ! Et au lieu de ça on est sortis claquer tout ce pognon et tous ces albums ne sont que merde ! »
Vous avez au moins raison sur un point : tous ces albums ne sont que merde, et vous auriez tout aussi bien fait de brûler tous ces billets de banque (le Closer de Joy Division à douze dollars, ha ha ha !). Mais s’ils ne sont que merde, ce n’est pas pour la raison que vous pourriez croire : c’est en fait parce qu’ils sont trop bons !
Parfaitement. Tous ces groupes étaient tellement débiles qu’ils ont pété les plombes et ont appris à jouer de leurs instruments, processus aussi inéluctable que la putréfaction d’un cadavre. Enseignez-leur un accord ou deux, puis voyez ces petits sagouins pratiquer jusqu’à ce qu’ils puissent passer de l’un à l’autre (ensuite, trois, quatre…z’auraient jamais dû en apprendre ne serait-ce qu’un seul !) aussi adroitement qu’Al DiMeola s’il voulait jouer ça, ce qu’il ne tardera pas à faire ! Bon Dieu !
Et c’est pourquoi le seul espoir du rock, hormis tout le monde ne jouant que du bruit atonal strident à travers des boites à distorsion Arbiter, ce sont les femmes. Les couilles, voilà ce qui, pour commencer, a ruiné le rock et la politique, et j’exige que le monde soit immédiatement confié au sexe féminin. C’est le seul espoir. Valerie Solanas [NDZ : celle qui a essayé de flinguer Warhol à la fin des 60’s] était une prophétesse tellement plus importante que Warhol que je ne puis qu’espérer qu’elle consentira à diriger le groupe que je suis en train de former. Aujourd’hui ce qui se fait de mieux coté rock, où que ce soit, est dû aux femmes : l’autre soir, j’ai vu Dieu sous la forme des Au Pairs, les Slits sont fantastiques, les disques des Raincoats meilleurs que London Calling ou tout ce qu’a pu sortir Elvis Costello, Chrissie Hynde ne compte pas, Joan Jett mérite sa place au soleil ‘pour ne pas parler de dédommagements), Lydia Lunch est LE Modèle Féminin des années 80 et par ailleurs la plus grande guitariste du monde… la liste est interminable. (Patti, reviens, tout est pardonné !)
Mais il faut rendre hommage à celles qui les ont précédées : les Shaggs. En 1969, elles ont enregistré en Nouvelle-Angleterre un album qui, je crois, peut rivaliser aisément avec Beatles’ 65, Life with the Lions, Blonde on Blonde et Teenage Jesus and the Jerks comme l’un des plus grands moments de l’histoire du rock. Non seulement les sœurs Wiggins ont redéfini le genre, mais elles avaient sur leur tout premier album, Philosophy of the World, une weltanschauung cohérente. Fondamentalement, cela signifie que ces filles, contrairement aux Stones, disent : nous vous aimons, que vous soyez gras, maigre, débile mental ou Norman Podhoretz, voir Paul Weyrich [NDZ : conservateurs notoires]. Aucune différence ; ces filles acceptent tout parce que ce sont de véritables humanistes gardant l’œil sur notre avenir social, dont le seul espoir est un communisme redéfini reposant sur un partage sincère de tout ce que vous possédez avec tous les êtres dotés de sensations. Leur religion, comme la mienne, est compassion, christianisme authentique sans facteur de culpabilité ni intérêts masqués, peut-être une économie de troc, mais en tout cas élimination du capitalisme, du viol, et haine des groupes de pression [NDZ : je souligne qu’il a écrit ça en 81, pas en 2006]. Par exemple, dans leur titre préféré, My Pal Foot Foot, elles montrent à quel point même un petit chien doit se voir accorder l’égalité des droits civiques, allant peut-être jusqu’au droit de vote. Bon dieu, on a bien laissé Nancy Reagan entrer à la Maison Blanche ! Elles croient également que nous devrions nous débarrasser presque entièrement de la société high-tech qui nous a désormais perchés qu bord du suicide mondial, et en revenir à une proximité de type tiers-monde avec la terre, les éléments, la nature, les saisons, comme dans le titre que je préfère sur cet albums, It’s Halloween, qui souligne que les fêtes saisonnières sont essentielles à une économie personnelle saine (pourquoi diable croyez-vous que tous ces types en Californie n’ont pas de cervelle ?)
Helas, le chef-d’œuvre des Wiggins se perdit au fil des années – il était sorti sur un petit label, et chacun sait que l’industrie du disque a la tête si loin du cul qu’elle se lèche le plastron. Mais ce type de NRBQ avait assez de jugeote pour le sauver de l’oublie (dans un numéro récent de Rolling Stone, il le compare au Ornette Coleman du début, ce qui est juste, encore que Marzette Watts serait sans doute une référence plus judicieuse [NDZ : l’un comme l’autre sont des saxophonistes free]), si bien que maintenant il est ressorti sur Red Rooster, ce qui bien entendu est une vanne parfaite aux dépens de tous ces rockers heavy metal à grosse bite travelos refoulés. Comment est-ce que ça sonne ? Parfait ! Elles sont incapables de jouer le moindre riff ! Mais pour l’essentiel, elles ont la bonne attitude, ce qui, après tout, caractérise le rock depuis le premier jour (je veux dire : ne pas savoir jouer ne suffira jamais). Vous devriez écouter le riff de batterie après le premier couplet et refrain de la chanson-titre – on dirait un infirme à jambe de bois trébuchant dans un champ de pneus Uniroyal chauves, ça enterre Dave Tough [NDZ : batteur de jazz swing] et ces filles ne sont même pas des junkies (évidemment !). Elles se contentent de badaboumer en fredonnant des harmonies qui font songer à trois Nonnes Chantantes ayant reniflé de l’essence à briquet, et leurs voix sont si semblables (après tout, elles sont sœurs) que vous penseriez presque avoir affaire à des triplées siamoises. Style de guitare : ça sonne comme 14 peignes de poche passés sur l’épine dorsale d’un élan, mais très doucement. Et pourtant ça rocke, oh que oui ! En plus la pochette est l’une des plus grandes de l’histoire, la meilleure depuis Blank Generation [NDZ : la il s’emporte, les Shaggs étaient tout de même là huit ans avant Richard Hell]. Dieu bénisse les Shaggs. Maintenant, si elles pouvaient émerger de leur (semi ?) retraite ( ?), personne n’aurait plus aucune raison de dire : « Le rock est mort, mec… » Rentre-leur dans le lard, Valérie.