Il y a deux manières d'appréhender le problème. Soit prendre le jazz dans son ensemble, soit commencer par ce qui stylistiquement peut se rapprocher de ce que tu aimes (par exemple, pour rester dans ce qui est possible sur ce forum, un fan de prog aurait intérêt à s'intéresser au jazz-rock et à la vague fusion/jazz électrique des 70's, ou un amateur de world-music trouverait son bonheur dans le jazz-actuel européen, etc...). N'étant pas spécialiste du jazz le plus récent, et ne connaissant pas tes goûts, je vais juste donner mon avis sur la première solution.
Pour s'attaquer "au jazz", donc, je recommande l'approche historique. Le jazz sous les formes proches de ce qu'on connaît date de la fin du XIX (né d’un mixage complexe de cultures classique européennes, folklorique africaine, et populaire américaine) et a donné le coup d'envois des musiques populaires commerciales dans les années dix. Cala fait beaucoup d'histoire, avec des générations, des liens en veux tu en voilà, des mecs qui ont été influencés par d'autres ou on joués avec encore d’autres, etc... Bref, à la fois un bordel monstre et un genre où les passerelles d'un musicien à l'autre sont innombrables. Pour quiconque apprécie de lire un peu de chose autour de la musique qu'il écoute (articles sur le net, notes de pochettes, un ou deux notices dans un dico...), il suffit donc de mettre le pied à l'étriller, ou plutôt d'attraper un fil que l'on peu en suite faire défiler indéfiniment.
A mon avis la meilleure extrémité de ce fil est à trouver dans les années 50, pour plusieurs raisons. En premier lieu, c'est le cœur de l'histoire du jazz, où le bebop d'après-guerre se développe dans le monde entier et donne naissance à plusieurs courants. Le jazz de cette période compte beaucoup de très grands noms au sommet de leur créativité. Autre fait important, c'est à cette période que se développent les technique d'enregistrement, et surtout qu'apparaît le disque LP. Il en résulte par opposition aux années précédente que le son est bon - même selon les critères actuels - et que les disques sont construits selon des normes proches des notre. Pour quelqu'un qui n'est pas familiarisé avec le style, je pense qu'il reste plus simple d'aborder la musique en terme d'albums qu'en terme de pistes comme c'est le cas avant (chaque session donnant lieu à divers éditions sous divers formants, mais toujours très court, sur le même model que le single en pop, et il est donc assez complexe de s’y retrouver dans la production d’un musicien, à moins de trouver des intégrales bien foutues). On peut donc déterminer une décennie qui irait en gros de la mort de Charlie Parker (le géant du bebop) en 55 à celle de John Coltrane (le nouveau géant) en 67, et où foisonnent les grands albums, dans de nombreux styles : la violence du hard-bop, le bien nommé cool-jazz, la third stream et ses liens avec le classique, la naissance du free-jazz, et toujours les vieux bebop et swing qui réapparaissent ici et là. C’est une période d’ouverture sans précédent pour le jazz, qui profite aussi de l’aprés guerre pour se mondialiser (Louis Armstrong vient jouer en France, etc…).
Pour s’intéresser à toute cette histoire, aux noms et aux genres, je recommande le bouquin de Lucien Malson « Histoire du Jazz et de la musique afro-américaine ». C’est fort bien écrit (comprendre : n’importe qui peut le lire sans s’y perdre), très complet, et surtout très ouvert : au sein d’une perspective historique il donne des arguments esthétiques bien détaillés autant qu’un bon résumé du point de vue critique. Et il n’hésite pas à ouvrir sur des perspective bien plus vastes que le seul jazz, que ce soit le mouvement Black Power en politique, ou les développements plus grand publics du rhythm and blues et de la soul (une belle analyse, en quelques lignes, de tout l’intérêt de Motown, par exemple). En plus de tout ça, c’est plein de belles images, pas cher (10 euros), et trouvable dans n’importe quelle médiathèque correcte. Pour faire encore plus simple, on s’adressera à cet excellent
site belge qui référence beaucoup de grands albums dans des listes prenant divers axes d’approche, et les détaillant. Ses mérites sont grands, chacun y trouvera un axe qui lui corresponde, et des descriptions suffisantes pour ne pas partir dans des disques qu’on est pas « prêt » à écouter.
Je pense qu’avec ça tu peux déjà aller loin, alors je compléterais juste avec ma petite liste personnelle des grands noms, et de leurs albums phares, ou que j’adore. En gras, ceux qui font le meilleur début à mon avis, parce que ce sont les chef d’œuvre du genre, et qu’ils sont d’une manière ou d’une autre accessibles à tous. Disons que si un amateur de rock doit avoir une demi-douzaine de disques de jazz, ceux-là compte nécessairement parmi eux. Je suis certain que Poulpe co-signera cela à son retour de vacances.
MILES DAVIS :
- Cookin’ / Steamin’ / Relaxin’ / Workin’ (with the Miles Davis Quintet): quatre albums enregistrés en 1956 avec son premier grand quintet, comptant John Coltrane au saxophone ténor. Tous sont merveilleux, enregistrés comme de simples set live, et regroupant tout le catalogue de la formation.
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A Kind of Blue : Sorti en 1959, l’un des plus grands classiques du jazz, enregistré avec une version plus tardive et augmentée du précédent quintet. Si cette période est le cœur du jazz, cet album est le cœur de la décennie, faisant le pas entre le jazz tonal du passé et le jazz modal du futur.
- E.S.P / Miles Smiles / Nefertiti / Sorcerer : c’est le second grand quintet de Miles Davis, dans les années 60, avec en particulier Herbie Hancock au piano et Wayne Shorter au saxophone. Quatre grands albums – moins accessibles que les précédents, mais pas encore aussi ardues que les électriques – enregistrés avant un changement radical dans la carrière du trompettiste.
- In a Silent Way /
Bitches Brew / Jack Johnson : Les albums électriques (ils sont plus tardifs que la periode que j’ai délimité… mais qu’importe, ils ouvrent sur le futur), début du jazz fusion, ou d’une certaine façons du free-jazz (Shorter partira ensuite fonder Weather Report).
Bitches Brew est un classique autant chez les jazzophiles que chez les fondus du rock-60s. On voit aussi apparaître ici John McLaughlin, figure majeure du jazz-rock dans les années 70.
CHARLES MINGUS :
- The Clown : déjà présent à la grande époque du bebop, le contrebassiste Charles Mingus développe dans les années 50 le jazz-wrokshop, au sein duquel passerons de nombreux musiciens. L’écriture est collective, le travail incessant, la créativité à son comble, et le style toujours extrêmement coloré et varié. Plusieurs albums à écouter indifféremment, The Clown ayant ma préférence pour le morceau titre et sa narration improvisée (on est dans la beat-génération et l’écriture automatique à la Kerouak ou Ginsberg).
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Mingus Ah-Um : la même année que le Kind of Blue de Davis ou le Moanin’ de Blackey, Mingus sort lui aussi un chef d’œuvre évident. Beaucoup de thèmes aux mélodies aisément appropriables, des cuivres parfaitement arrangés et des solistes de talent ne suffisent pas à minimiser le génie de compositeur de Mingus, sans oublier le son ample et grave que sa contrebasse donne à tous ses disques.
THELONIOUS MONK :
- Monk Plays Duke Ellington : Encore un père fondateur du bebop resté créatif. Pianiste le plus dérangé de notre siècle, ses interprétations d’Ellington sont sur le fil du rasoir, entre la composition accessible de l’un et la folie de la pensée de l’autre. Un trésor.
- Brilliant Corner / With John Coltrane : Monk est aussi un grand compositeur, et ses titres lui laissent bien sur plus de champ d’expérimentation.
ART BLACKEY :
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Moanin’ : Notre troisième grand rescapé du bebop, batteur titanesque qui envoie ici une série de composition aux thèmes fort et à l’interprétation dévastatrice. Le morceau titre va à côté du So What de Davis au panthéon des thèmes parfaits, et The Drum Thunder Suite devrait donner à réfléchir à ceux qui pensent que les batteurs de jazz ne font que titiller des cymbales.
JOHN COLTRANE :
- Blue Train / Soultrane : Deux albums dans la continuité de tout ce que l’on peut entendre avant 1959, mais avec un brio et un son de ténor incomparables.
- Giant Steps : Le plus grand des géants fait un pas de géant sur cet album, en même temps qu’il enregistre A Kind of Blue avec Miles Davis : il entre dans le jazz modal tout en restant encore accessible et porté sur des thèmes courts.
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A Love Supreme : Le plus grand album de Coltrane au milieu des années 60, une suite unique divisée en quatre parties… A moins avis totalement indescriptible. Peut être le moins évident et le plus passionnant des albums inévitables de ma liste. Pour tout dire, même le mécréant que je suis arrive à l’adorer malgré son mysticisme.
ORNETTE COLEMAN :
- Free Jazz : Coltrane a quasiment créé la New-Thing et le Free-Jazz à lui seul, mais sans jamais s’y arrêter vraiment… Ornette Coleman pousse l’expérimentation sonore à son paroxysme avec cet album fou : une seule improvisation collective d’une bonne demi-heure menée par… un double quartet (le mixage stéréo tout neuf en plaçant un à gauche et l'autre à droit, permetant de jouer sur le balance pour s'interesser aux deux) !
SONNY ROLLINS :
- Saxophone Colossus / Tenor Madness : Le concurrent de Coltrane, saxophone ténor tout aussi passionnant mais peut être un peu moins parfait… Il a surtout eu le tord de ne pas mourir jeune. Ces deux albums s’inscrivent dans le hard-bop mid-50s de le même manière que ceux de Coltrane. Le premier est indispensable, le second vaut surtout pour son long morceau titre, un duo de ténors avec devinez qui… John Coltrane !
- The Bridge : Dépassé par la musique à la fin des 50’s, Sonny Rollins disparaît deux ans de la scène, n’enregistrant plus et ne donnant plus de concert, ne pratiquant que pour lui, près d’un pont new-yorkais, cherchant à se renouveler. A son retour il pond cet album essentiel et une série d’autre toujours aussi bons, se nourrissant de la compétition avec Coltrane jusqu’à la mort de celui-ci, qui le plongera dans un nouveau silence.
- Sonny Meets Hawks: Parmi tous ces albums, celui-ci est un bon choix. Il permet de découvrir face à Rollins le vieux Coleman Hawkins, l’homme qui – aux cotés de Lester Young – a donné ses lettres de noblesses au saxophone ténor avec son classique Body & Soul. Lui aussi possède un son puissant et chaleureux impressionnant.
CLIFFORD BROWN & MAX ROACH :
- Basin Street: J’aurai peut être hésité à mettre l’un de ces deux formidables musiciens seuls, mais en duo ils ont donné quelques enregistrements parmi les plus forts du hard-bop. Brown est un jeune trompettiste à la vivacité surprenante, tout l’opposé de Miles Davis. Il est simplement mort trop jeune. Max Roach est pour sa part un batteur phénoménal alliant la technique et la création sonore. Il a en solo prouvé qu’un batteur pouvait faire des disques politiques, prolongeant le génie d’Art Blackey.
Voilà, bon courage… et les questions sont les bienvenues, ça passe le temps. ^^